lundi 21 juillet 2008

Le partage de la musique












Le jazz invite-t-il davantage que d'autres genres au partage de la musique ? Non seulement entre les interprètes, mais entre ceux-ci et leurs auditeurs ? À suivre les festivals de Juan-les-Pins et de Nice cette année, et en particulier les sets de Roy Hargrove et des trios de Keith Jarrett et d'Avishai Cohen, c'est en tout cas le sentiment majeur que l'on a pouvait éprouver.

Le trompettiste
Roy Hargrove et le contrebassiste Avishai Cohen se distinguent par leur incroyable énergie et leur apparente décontraction. Énergie, car leur jeu est très vif, montant souvent en rythme et en puissance. Décontraction, car ils sont si maîtres de leur instrument qu'ils arrivent à nous faire oublier le travail et l'effort qu'il requiert. Avec Hargrove, il est loisible de le voir se concentrer quand, après avoir laissé ses collègues improviser, il revient au centre de la scène et reprend la main. Avec Cohen, l'affaire est plus compliquée, car la contrebasse n'est pas un instrument qui s'impose d'emblée avec autant de présence sonore : or le musicien israélien, installé à New York, est un véritable athlète. La manière dont il se collète avec son instrument est très physique et il finit d'ailleurs souvent par le frapper des mains pour soutenir le tempo.

Et puis il y a le trio Jarrett, Peacock et DeJohnette. Les amateurs savent combien ceux-ci sont exigeants quant aux conditions de tenue de leur concert. Cette susceptibilité serait-elle encore plus vive quand ils jouent en plein air ? C'est ici qu'il faut parler du lieu dans lequel se déroule "Jazz à Juan" : la pinède de Juan-le-Pins. Dans une ville livrée l'été aux marchands du temple et à l'exhibition du luxe, en particulier automobile, cette pinède est un lieu miraculeux, ouvert sur la mer et le ciel, propice à la contemplation. Or le trio emmené par Keith Jarrett est tout en intériorité et procède le plus souvent par reconstruction progressive du standard qu'il interprète, en allant des variations vers le thème. Ce qui fait de leurs morceaux des "petites formes", au sens qu'Anton Webern donnait à son travail de recréation et de transformation de l'œuvre contrapuntique de Bach. Comme le souligne avec justesse Francis Marmande, c'est à peine si l'on se rend compte du jeu du batteur, tant celui-ci joue en finesse.

Les rappels permettent au public de reprendre pied et de se rendre compte, tandis que les musiciens reviennent, du moment unique d'échange et de partage qu'ils ont vécu, dans un temps presque suspendu.

On retrouvera avec plaisir Avishai Cohen au Blue Note, à New York, le 28 août prochain.


dimanche 13 juillet 2008

Ultimes concerts : Karajan, Quatuor Alban Berg, Masur.












Herbert von Karajan, le quatuor Alban Berg, Kurt Masur : le lien entre ces musiciens? Ils ont tous donné leur dernier concert parisien au théâtre des Champs-Élysées. La salle était à chaque fois pleine, cela va sans dire. Elle était silencieuse, ce qui n'est pas si fréquent en France. Elle retenait son souffle, ce qui est le signe d'un événement rare.

Pour Karajan, à la fin des années 1980, le maestro était très affaibli et avait du mal à marcher. Quand il entre sur scène, pour diriger les quatre derniers Lieder de Richard Strauss, il lui faut un temps infini pour se déplacer et venir au centre se caler sur une barre. Les regards sont portés sur lui, dans ce moment de détresse et d'orgueil mêlés, lui qui avait géré son image comme un homme de communication en avance sur son temps. Lui, aussi, dont le passé politique et carriériste n'avait guère été brillant sous le Troisième Reich. Lui qui avait fait ce qu'il fallait pour prendre la place du grand Wilhelm Furtwängler. Bien sûr, à ce moment précis où il nous fait face dans cette salle, la plus belle de Paris, nous n'y pensons pas. Nous allons vivre un moment unique, non pas commandé par la seule émotion de voir ce chef à la fin de son parcours, mais parce que la musique va être d'une force incroyable, dans un tempo lent d'une densité exceptionnelle.

C'est ça, le concert public : le moment où, en regardant le chef et les interprètes, vous pénétrez à travers eux dans la musique, au plus profond de son intimité. La scène visuelle ne fait jamais écran au son, elle l'accompagne, elle vous permet d'éprouver la geste la plus épurée : ainsi les Alban Berg. C'est un privilège de voir leurs derniers concerts. Si vous êtes amateur de musique de chambre, vous connaissez déjà les œuvres qui'ls vont jouer, en cet hiver et au printemps 2008. Vous savez qu'ils vont commencer par le plus classique, Haydn, puis passer au répertoire de celui dont ils ont pris le nom, Berg, et terminer par les derniers quatuors de Beethoven. Vous avez remarqué qu'une femme est désormais parmi eux, sans doute liée au décès de l'un d'entre eux, et signe en tout cas de l'évolution d'un univers encore très masculin. Vous vous demandez si, en rappel, après la cavatine, ils vont jouer la grande fugue. Ils ne le font pas. Elle ne peut pas être jouée en bis, c'est impossible. Reviendront-ils un jour uniquement pour elle?

Puis c'est le dernier concert de Kurt Masur à la tête de l'Orchestre national de France, samedi 12 juillet. Après Leipzig et New York, Masur avait pris l'ONF et l'avait hissé très haut. Voici la 9ème de Beethoven. Très connue. Trop connue? Non, car, et c'est cela qui advient dans un concert, le chef peut travailler notre perception de l'œuvre par de petites inflexions, comme celle tendant à nous faire entendre le rôle des bois, en particulier, dans la composition de cette ultime symphonie de Beethoven. Ils sont placés derrière la grande masse des cordes, mais bien au centre. Vous pouvez voir le hautbois qui intervient, car le chef vient de lui faire un signe. Encore une fois, la vision vous aide, via la direction d'orchestre, à saisir la complexité de la construction musicale. La Maîtrise de Radio France, au premier rang de laquelle se trouve Raphaëlle Rose, se lève. L'ode à la joie va commencer.

vendredi 11 juillet 2008

Adieu PPDA, (re)bonjour PPD














La bonne nouvelle du jour, de celle qui peut vous encourager en plein été – alors que vous venez à peine de terminer votre année universitaire et de préparer la suivante – à reprendre votre blog (!), c'est le maintien de la marionnette de PPDA aux Guignols de l'info. Oui, la retraite n'a pas encore sonné pour la figure en latex qui nous acccompagne chaque soir depuis tant d'années. Pour le vrai-faux journaliste, Garrigos et Roberts ont troussé avec leur style habituel le mot d'adieu qui convenait.

La raison en est simple : contrairement à ce que croient ceux qui ne connaissent pas ou n'apprécient pas les Guignols, il faut de l'empathie entre les spectateurs et les personnages mis en scène pour que ces derniers existent en tant que marionnettes. Cela veut dire que le secret de leur existence audiovisuelle et de leur longévité cathodique réside entre autres dans la qualité et les ressources de leur présence.

En effet, les Guignols fonctionnent sur la récurrence des situations et, bien sûr, des expressions, physiques et verbales des marionnettes : ainsi, quand apparaît Bayrou, attendrez-vous avec impatience le moment où il dira : "Mais, euh!", ou, pour Roselyne Bachelot "Ah bon!" Cela n'a l'air de rien, penseront certains, mais cela n'appartient pas à tout le monde : observez la non-existence de Ségolène Royal aux Guignols, dont la posture trop raide et la voix monocorde ne semblent pas des choix volontaires des auteurs des sketches mais bien le résultat d'une longue observation du modèle.

Pour revenir à PPD, outre sa voix chamallow et ses faux cheveux, il apparaît certes comme toujours déférent à l'égard des grands de ce monde, mais, souvent, il finit par s'insurger, tout en douceur et sans aucune persévérance si son interlocuteur le tance. Il n'est pas uniforme, ce qui important pour donner de la consistance à un personnage. Il pourra donc se rébeller contre M. Sylvestre et sa vision du monde ; trouver le juste mot de conclusion après une dialogue entre Doc Gynéco et Joey Starr, ce qui n'est pas donné à tout le monde ; répondre à Bernard Tapie, qui s'adresse à lui en le traitant de "fiotte". Bref, il est doté d'une certaine humanité dans un monde de brutes où, désormais, il retrouvera, en retraité pépère, le "Chi", alias Jacques Chirac.




vendredi 30 mai 2008

Assises du roman, de New York à Lyon

Parmi les invités des Assises internationales du roman, qui se tiennent actuellement à la Villa Gillet, à Lyon, figure Paul Holdengräber, le responsable des programmes culturels de la Bibliothèque publique de la ville de New York (NYPL, photo ci-contre), à savoir près de 80 événements au cours de l'année. Une occasion de rendre hommage à l'une des institutions les plus respectées des new-yorkais.

Rappelons, en effet, que cette bibliothèque centenaire, dont les collections comprennent une dizaine de millions d'entrées, est accessible à tous gratuitement. Au bâtiment principal, situé sur la cinquième avenue, à Manhattan, dévolu à la lecture sur place, s'adjoignent des établissements spécialisés – comme celui consacré au théâtre et au cinéma dans le Lincoln Center – et une quarantaine de bibliothèques de prêt, réparties dans tous les quartiers de New York.

De grands mécènes, passés et présents, contribuent au financement de la NYPL. Mais ce sont surtout les lecteurs qui la soutiennent, et, de manière générale, les citoyens de la ville de New York. Après le 11 septembre, la crise financière de la ville avait contraint la NYPL à fermer le lundi. Quelques années plus tard, le rétablissement de cette journée dans le calendrier d'ouverture hebdomadaire fit l'objet d'un encart publicitaire dans le New York Times. Entre-temps, la bibliothèque avait organisé dans la salle de lecture une exposition de photographies de Joel Meyerowitz, "Photographs from Aftermath: World Trade Center Archive", qui s'était close par un concert du prestigieux Julliard Chamber Orchestra.

Le prochain invité de Paul Holdengräder sera Salman Rushdie, le 27 juin.






dimanche 18 mai 2008

Cannes 2008


Première grande surprise du festival, le film israélien d’Ari Folman, Waltz with Bashir, coproduit avec Les Films d’ici et ARTE France, a été longuement applaudi hier soir dans la grande salle du Palais.
L’auteur, dont le premier film remonte à l’année 1991, a réussi une œuvre très originale, d’une beauté plastique égale à la force du propos. D’abord réalisé sous la forme d’un documentaire tourné en vidéo, le film a ensuite été adapté en un dessin d’animation qui a demandé un long travail de fabrication. Le réalisateur s’y met en scène, dans une enquête qui part d’une interrogation personnelle : pourquoi si peu de souvenirs lui restent de la première guerre du Liban à laquelle il a participé ? Ou plus précisément : n’y a-t-il pas quelque chose qui fait obstacle à cette remontée de mémoire, ce qui, dans d’autres circonstances, agit au contraire comme compulsion de répétition ? L’ancien soldat s’en va donc trouver non seulement ses anciens camarades mais également des spécialistes susceptibles de libérer une parole bloquée, celle de l’expérience du fait guerrier, et de l’organiser en un récit.
Car si ce film n’est pas “politique“, contrairement à la présentation qu’en ont fait certains journalistes, il est profondément historique et je dirais même anthropologique. S’il est en effet impossible de circonscrire le propos du réalisateur à la défense d’une vision “israélienne“ de l’engagement de Tsahal au Liban, il nous est permis de suivre ces jeunes soldats sur le terrain et de comprendre ce qui se passe dans leur corps et dans leur esprit quand ils sont, souvent brutalement, confrontés à la violence qu’ils subissent comme à celle qu’ils exercent. C’est la peur qui domine, en face d’un “autre“ le plus souvent invisible, repéré seulement à distance dans la visée d’un fusil à infrarouge, ou surgissant tout à coup sous la forme d’un gamin équipé d’une arme. Dans ce désorientement de la cible visée, les soldats israéliens intériorisent très vite l’idée qu’il va être impossible de protéger les civils, d’empêcher les victimes “collatérales“.

Ce qui, dans un documentaire classique comprenant entretiens et reconstitutions, deviendrait la part mise en scène d’un “docu-fiction“ est ici “dessiné“ en continuité avec les discussions des anciens soldats, dans une sorte d’épure graphique visuellement très évocatrice. Très rythmé, grâce à une musique spécialement composée, mais aussi des extraits d’œuvre classiques, le film conduit progressivement le spectateur à la prise en compte des débordements du conflit, des exactions individuelles aux crimes de masse. D’un Libanais qui pisse sur le cadavre d’un soldat israélien, de l’allusion aux organes pris sur l’ennemi et conservés dans du formol, jusqu’aux massacres de Sabra et Chatila. Car tel est bien l’objet du blocage de la mémoire de guerre du soldat Folman et l’interrogation qui l’anime en tant que réalisateur : non pas tant une explication politique, distanciée, de ces massacres, mais un déplacement au ras du terrain, dans l’intériorité des consciences de soldats impliqués dans une guerre qui peut tout aussi bien prendre la forme d’un ballet déréalisé, chorégraphié comme un clip vidéo, que celle, soudaine, brève et brutale, de la réception, dans les bras, et au fond d’un tank, du corps d’un officier tué par balles.

jeudi 15 mai 2008

Cannes 2008



Soucieux d'inscrire résolument le festival de cette année dans l'histoire du temps présent, Thierry Frémaux , le délégué général, a dû être satisfait d'entendre successivement Sean Penn, puis Claude Lanzmann placer le cinéma au coeur du mouvement du monde lors de la première journée.

Jusqu'à mardi, je vais rendre compte des films de la sélection officielle en envoyant des billets quotidiens.

Rendez-vous donc demain pour parler d'un documentaire d'animation réalisé par l'Israélien Ari Folman, sur les massacres commis par des miliciens libanais dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, à Beyrouth en 1982.

mercredi 30 avril 2008

La fin des éditions Jean-Michel Place











La nouvelle a été annoncée avant même la décision de justice par le journal Le Monde : les éditions Jean-Michel Place ont déposé leur bilan. Une aventure de trente ans se termine.

J’ai eu la chance d’y participer, en entrant dans le comité de rédaction de la revue Vertigo, alors publié par Place, puis en ayant la chance d’y créer une collection, Histoire figurée, qui a comporté quatre livres, dont deux figurent parmi les meilleures ventes de la maison. Je suis l’auteur du premier d’entre eux, Chaplin, la grande histoire, autour duquel nous avons construit le format et le style de la collection. De cette aventure, je garde un souvenir extraordinaire.

C’était pendant le printemps et l’été 1998. J’avais eu la chance de gagner la confiance de la responsables des archives de Charles Chaplin, Kate Guyonvarch. Celle-ci avait convaincu la famille de l’illustre cinéaste de me permettre de faire un livre sur la genèse du Dictateur. J’avais alors eu accès au trésor des photographies de la production du dernier film où apparaissait le petit vagabond. Après en avoir sélectionné une centaine, j’avais commencé à construire le chemin de fer du livre, en associant les images à un texte que je composai au fur et à mesure. Puis vint la rencontre avec le peintre Michel Mousseau, qui était directeur artistique des publications de Place.

Nous avons alors réfléchi ensemble au format qui devait convenir à ce livre, mais aussi devenir la référence des ouvrages suivants. Autant dire que ce format ne correspond à aucun de ceux généralement utilisés. Puis vint le choix du papier. Michel Mousseau fit plusieurs propositions et je demandai à voir trois types de papier. Comme ces échantillons n’étaient pas découpés, leur taille nous obligea à sortir dans la rue et à les apposer sur un véhicule, pour les déployer et voir ce qu’ils donnaient à la lumière. Il s’agissait aussi de les saisir et d'apprécier leur tenue en main. Commença ensuite le travail de mise en page où Michel, à partir d’une proposition que je lui faisais, demandait la suppression de tel ou tel élément, établissait une hiérarchie entre photos et texte, proposait de laisser la page respirer. Si le texte était trop long, je le coupai, s’il manquait un document, je l’ajoutai. Dans tous les cas je privilégiai la composition de la page, l’équilibre visuel de la succession des images, l’épure du texte.

Les critiques furent très laudatrices. Dans Libération, Gérard Lefort consacra trois pages au livre, appréciant en particulier la manière dont images et textes se répondaient, laissant une place au lecteur pour se faufiler dans le cheminement du livre.

Après le Chaplin, nous publiâmes un travail collectif autour de la cinéphilie de Serge Daney. Puis nous nous lançâmes dans une autre grande aventure, celle de la première édition en français (et de la réédition en anglais) du grand livre de Dorothea Lange, An American Exodus, grâce au concours de Sam Stourdzé. Le quatrième et dernier livre fut consacré au cinéaste Jean Epstein, sous la plume de Vincent Guigueno.

De courte durée, l’aventure ne fut pas moins "profitable". Merci à tous ceux qui ont fait vivre ces éditions, de Jean-Michel Place à Vincent Gimeno, en passant par Michel Mousseau. Retrouvez ce dernier, en compagnie du poète Zéno Bianu dans l'exposition de leur dernière œuvre commune à la Maison de la poésie.