mercredi 30 avril 2008

La fin des éditions Jean-Michel Place











La nouvelle a été annoncée avant même la décision de justice par le journal Le Monde : les éditions Jean-Michel Place ont déposé leur bilan. Une aventure de trente ans se termine.

J’ai eu la chance d’y participer, en entrant dans le comité de rédaction de la revue Vertigo, alors publié par Place, puis en ayant la chance d’y créer une collection, Histoire figurée, qui a comporté quatre livres, dont deux figurent parmi les meilleures ventes de la maison. Je suis l’auteur du premier d’entre eux, Chaplin, la grande histoire, autour duquel nous avons construit le format et le style de la collection. De cette aventure, je garde un souvenir extraordinaire.

C’était pendant le printemps et l’été 1998. J’avais eu la chance de gagner la confiance de la responsables des archives de Charles Chaplin, Kate Guyonvarch. Celle-ci avait convaincu la famille de l’illustre cinéaste de me permettre de faire un livre sur la genèse du Dictateur. J’avais alors eu accès au trésor des photographies de la production du dernier film où apparaissait le petit vagabond. Après en avoir sélectionné une centaine, j’avais commencé à construire le chemin de fer du livre, en associant les images à un texte que je composai au fur et à mesure. Puis vint la rencontre avec le peintre Michel Mousseau, qui était directeur artistique des publications de Place.

Nous avons alors réfléchi ensemble au format qui devait convenir à ce livre, mais aussi devenir la référence des ouvrages suivants. Autant dire que ce format ne correspond à aucun de ceux généralement utilisés. Puis vint le choix du papier. Michel Mousseau fit plusieurs propositions et je demandai à voir trois types de papier. Comme ces échantillons n’étaient pas découpés, leur taille nous obligea à sortir dans la rue et à les apposer sur un véhicule, pour les déployer et voir ce qu’ils donnaient à la lumière. Il s’agissait aussi de les saisir et d'apprécier leur tenue en main. Commença ensuite le travail de mise en page où Michel, à partir d’une proposition que je lui faisais, demandait la suppression de tel ou tel élément, établissait une hiérarchie entre photos et texte, proposait de laisser la page respirer. Si le texte était trop long, je le coupai, s’il manquait un document, je l’ajoutai. Dans tous les cas je privilégiai la composition de la page, l’équilibre visuel de la succession des images, l’épure du texte.

Les critiques furent très laudatrices. Dans Libération, Gérard Lefort consacra trois pages au livre, appréciant en particulier la manière dont images et textes se répondaient, laissant une place au lecteur pour se faufiler dans le cheminement du livre.

Après le Chaplin, nous publiâmes un travail collectif autour de la cinéphilie de Serge Daney. Puis nous nous lançâmes dans une autre grande aventure, celle de la première édition en français (et de la réédition en anglais) du grand livre de Dorothea Lange, An American Exodus, grâce au concours de Sam Stourdzé. Le quatrième et dernier livre fut consacré au cinéaste Jean Epstein, sous la plume de Vincent Guigueno.

De courte durée, l’aventure ne fut pas moins "profitable". Merci à tous ceux qui ont fait vivre ces éditions, de Jean-Michel Place à Vincent Gimeno, en passant par Michel Mousseau. Retrouvez ce dernier, en compagnie du poète Zéno Bianu dans l'exposition de leur dernière œuvre commune à la Maison de la poésie.




dimanche 13 avril 2008

Mitterrand à Izieu : la scène et sa coulisse


C'était dans la dernière année de la présidence de François Mitterrand. Le passé de ce dernier sous Vichy venait d'être l'objet d'une nouvelle polémique conduite par Pierre Péan dans son ouvrage Une jeunesse française. François Mitterrand, 1934-1947. Deux ans plus tôt, le président avait été sifflé lors de la commémoration à Paris de la rafle du Vél' d'Hiv'. L'inauguration du Mémorial des enfants d'Izieu, le 24 avril 1994, devait lui permettre de revenir, à titre officiel, sur l'une des dernières exactions commises contre les juifs, français ou étrangers, réfugiés en zone sud.

Depuis 18 mois, je suis alors engagé dans l'équipe de conception et de réalisation du Mémorial. Henry Rousso, membre du comité scientifique, m'a en effet proposé de prendre en charge les films qui vont être diffusés dans le parcours historique permanent, placé sous la responsabilité d'Anne Grynberg. Il y en aura trois : un sur la mise en œuvre de la Solution finale, et la part assumée par le gouvernement de Vichy en France ; un sur l'histoire de la colonie des enfants réfugiés de l'Hérault, autrement dit les enfants que leurs parents, en voie de déportation, ont confié à l'OSE et qui sont hébergés dans une maison située en zone "italienne", à Izieu ; un sur le procès de Klaus Barbie, dont les archives filmées allaient
être pour la première fois rendues disponibles.

En allant à nouveau à Izieu, dans cette circonstance particulière, je suis encore frappé par la très grande beauté du site, surplombant la vallée du Rhône à une cinquantaine de kilomètres à l'est de Lyon. Parmi les photographies rassemblées par Serge Klarsfeld se distingue celle, prise sur la terrasse de la maison, où les enfants, entourés de Miron Zlatin et des jeunes qui les encadrent, ont l'air heureux. Tous subissent
douloureusement l'absence de leurs parents et les conditions matérielles de leur séjour. Cependant, certains n'ont fait que passer par Izieu et ont réussi à échapper aux nazis. D'autres vont finalement être dénoncés, et 44 d'entre eux sont arrêtés par Klaus Barbie et déportés dans les camps de la mort au printemps 1944. Ils n'en reviendront pas.

Le jour de l'inauguration, comme on peut l'imaginer, une grande agitation règne, dans l'attente de l'arrivée du président. La journée est magnifique et le "décor" de la cérémonie officielle est malgré tout à l'échelle du lieu : simple et solennel. Alors que je ne prends que rarement des photos, j'ai acheté un appareil dit "jetable", permettant de faire une vingtaine de photos "panoramiques". Et je suis bien décidé à me placer au plus près du président. À l'époque, même si ses courtisans sont toujours là, le président est malade, en fin de règne, et, dans ce lieu presque intime, il est plus accessible que dans d'autres circonstances. Je m'approche donc le plus près possible et prend plusieurs clichés. C'est typiquement le genre de moment que j'apprécie : un temps de suspens, où le président relit ses notes en s'absorbant dans cette lecture malgré la foule qui l'entoure.

Il est assis, près de la tribune rouge où il va bientôt parler. À sa droite, un responsable de la sécurité me surveille. Sur le bord du cadre, on peut distinguer le drapeau d'une des associations présentes. Près de moi, un officiel fait un geste de la main. La presse audiovisuelle et les invités forment une ligne qui épouse celle de la montagne à l'horizon. Sur le sol, un tapis vert désigne l'espace symbolique présidentiel. Dans quelques instants, le président va délivrer son discours, puis la visite va se dérouler dans une cohue indescriptible. Je m'en souviendrai et aurai prévenu tous mes proches lors de l'inauguration récente du Mémorial de Compiègne (voir l'émission diffusée le 9 avril sur France 2, Des mots de minuit). Ce qui se voit et se ressent, dans ce genre d'événement officiel, ce n'est pas la visite inaugurale, mais les petits moments qui la précèdent quand le cérémonial met chacun à une place fixe, et que vous vous débroulllez pour avoir le meilleur angle de prise de vue, entre la scène et sa coulisse.

Dans cette proximité, qui permet une attention soutenue, les paroles du président résonnent dans toute leur force. Elles se terminent par ces quelques phrases, qui sont bien mieux et bien plus qu'un simple tribut au "devoir de mémoire" :

"Je veux m'adresser pour conclure aux Français et particulièrement à ces 40 millions d'entre eux qui n'étaient pas nés le 6 avril 1944. Qu'ils entendent cette parole de Victor Hugo : "Les souvenirs sont nos forces. Ils dissipent les ténèbres. Ne laissons jamais s'effacer les anniversaires mémorables. Quand la nuit essaie de revenir, il faut allumer les grandes dates comme on allume des flambeaux". Eh bien, il n'y a pas d'avenir sans la lumière du passé. Il n'y a pas d'action et de progrès si la conscience qui les conduits ne puise pas aux sources de l'Histoire. Le succès des combats de demain se construit dans la mémoire des combats d'hier. C'est en elle que la jeunesse forgera les armes de l'esprit sans lesquelles rien n'est possible, elles sont nécessaires à tout destin, individuel et collectif. La République s'est modelée dans des luttes opposant des hommes à d'autres hommes, des volontés à d'autres volontés. Elle n'est pas composée d'hommes libres, elle est composée d'hommes qui veulent l'être. Elle n'est pas composée d'hommes égaux mais d'hommes qui aspirent à l'egalité. Elle n'est pas composée d'hommes fraternels mais d'hommes qui désirent s'entendre quand même pour créer un monde plus solidaire. C'est pourquoi elle est, elle reste et restera toujours inachevée comme toute oeuvre qui aspire à la durée. Aujourd'hui, nous sommes là, témoins parmi d'autres, puisque partout est célébré le souvenir sous ses formes diverses. Au-delà de ces enfants, songeons aux millions (on n'en connaît même pas le nombre) aux millions de leurs frères assassinés. Songeons à leur douleur, mais aussi à la douleur de leurs parents que ne savaient pas et qui un jour se doutèrent que la souffrance était répandue sur leurs familles, sur leurs espoirs, sur tout de qui avait été leur propre existence et sur leurs espérances. A présent que le recueillement reprenne ses droits et que dans le silence ou l'action, se fortifie notre volonté. Merci".

jeudi 3 avril 2008


Une équipe du Centre d'études et de recherches internationales de Sciences Po Paris placée sous la direction de Jacques Sémelin, vient de lancer une nouvelle encyclopédie électronique internationale en langue anglaise dédiée à l'histoire des "violences de masse" au vingtième siècle. À ce projet est en particulier associé l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS), représenté par Christian Ingrao et par Nicolas Werth.

Si l'intitulé peut paraître discutable, au regard des spécificités de chacune des violences évoquées, il permet de rassembler sous un même vocable l'ensemble des crimes auxquels "les acteurs étatiques ou non étatiques en conflit font souvent référence dans leurs discours", mais en les qualifiant le plus souvent de "massacres et atrocités du passé (avérés ou non) pour justifier et légitimer leur propre violence". Ce travail d'histoire se situe donc dans le temps présent des multiples pressions et distorsions mémorielles qui brouillent la compréhension des faits survenus, qu'il s'agit d'étayer et de rendre lisibles. En reprenant ainsi la main, les spécialistes internationaux qui composent le comité de rédaction recentrent l'analyse sur les fondamentaux de la recherche historique : présentation des faits sous une forme chronologique ("Chronological Indexes"), renvoyant à des entrées par continent et par pays ("Asie", "Cambodge"), avec une variante transnationale ("Transnational Mass Violence") qui mêle la chute de l'Empire ottoman, l'Asie-Pacifique sous occupation japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale, l'Europe nazie et l'Union soviétique ; études de cas ("Case Studies") ; aperçus problématiques rédigés par des chercheurs reprenant les mêmes entrées ("Scholarly Reviews") ; enfin approches théoriques générales ("Theoretical Papers") s'attachant aussi bien à la question du nettoyage ethnique ou de l'apport de l'anthroplogie à l'étude des guerres.

En ne prenant pas en compte comme entrées les qualifications de "génocide", de "crime contre l'humanité" ou encore de "crimes de guerre", l'encyclopédie prend délibérément ses distances avec les qualifications juridiques qui permettent depuis les procès de Nuremberg de juger ces "violences de masse". Est-il vraiment possible de décider, de manière volontariste, de pratiquer une histoire positiviste, objective, recentrée sur une approche systémique des sciences sociales ?
La présence de William Schabas et de Ben Kiernan dans le comité éditorial laisse pourtant augurer de vives discussions autour du procès des Khmers Rouges, actuellement en préparation au Cambodge, et de la question de la qualification ou non en génocide des crimes qu'ils ont commis. j'y reviendrai dès l'ouverture du procès, prévu dans quelques mois à Phnom Penh, auquel je consacrerai des articles réguliers. Dès à présent, je signale que la meilleure veille journalistique de la préparation du procès est assurée par le journal en ligne Cambodge soir.